Luna, l'ours qui faisait les cent pas

Comme promis, aujourd'hui nous allons parler d’enrichissement. J’avais déjà évoqué leur utilisation au sanctuaire dans mon précédent post, mais je n’avais pas pris le temps de développer. Commençons tout d'abord par une petite définition : par enrichissement, il faut entendre tout ce qui peut être mis en place pour stimuler un animal, lui permettre d’exprimer ses comportements naturels et éviter que sa vie en captivité ne soit trop ennuyeuse. Parce que c’est bien d’avoir le gîte et le couvert à l’œil, mais la vie hors du milieu naturel peut vite devenir monotone et frustrante si l’environnement est inadéquat. D’ailleurs, un exemple valant mieux que de longs discours, laisse moi te raconter l’histoire de Luna, jeune oursonne de 5 ans (soit une pré-ado en âge d’ours), qui a rejoint le sanctuaire il y a un peu plus d’un an maintenant...

Séparée très jeune de sa mère pour être vendue à un parc d’attraction, Luna a vécu plusieurs années dans une petite cage bétonnée, pour le plus grand plaisir des visiteurs, qui pouvaient ainsi approcher et se prendre en photo aux côtés d'un ours. Elle était soumise aux bruits incessants et à la proximité de la foule. Elle ne disposait même pas d’un abri lui permettant de s'isoler du public ou se protéger des intempéries. Dans cet environnement anxiogène et inadapté (j’allais écrire « inadapté à un ours », mais en fait, je crois qu’on peut élargir à "inadapté à toute espèce animale") l’oursonne commence à développer des troubles du comportement. Chaque jour, durant plusieurs heures, elle fait les cent pas dans sa cage. Mais la cage est petite et elle ne dispose pas de beaucoup de place, alors elle tourne en rond, encore et encore, suivant les contours d’un cercle invisible tracé au sol. Dans ces moments là, rien de ce qui se passe à l’extérieur ne semble l’atteindre : le vacarme alentour, le mouvement de la foule, les vibrations du sol provoquées par les attractions, tout a comme disparu, elle est dans sa bulle, complètement déconnectée de la réalité. Parfois, au lieu de marcher, elle se couche. Elle peut alors rester plusieurs minutes à se lécher les extrémités des pattes avant en poussant de petits grognements. Ces comportements répétitifs et sans but apparent sont appelés stéréotypie. Les personnes travaillant avec des animaux (sauvages ou non) connaissent bien cette problématique. Elle apparaît le plus souvent lorsqu'un animal est dans un environnement inadapté à ses besoins, qu’il ressent du stress, de la frustration ou qu’il est dans l’incapacité d’exprimer certains de ses comportements naturels.

Exemple d'un environnement inadapté à un ours. La cage de Luna ressemblait à cette cage, exposée au sanctuaire.

Si un animal qui stéréotype est en général assez facile à identifier, le faire sortir de ce schéma pathologique est une toute autre bataille. La première chose à faire est de le placer dans un environnement répondant à ses besoins. S’en suit un long travail pour essayer de diminuer le temps et la fréquence des séquences de stéréotypie. Chaque individu et situation sont différents, il n’existe malheureusement pas de traitement miracle. Il faut savoir observer, s’adapter et surtout faire preuve de beaucoup de patience pour espérer améliorer le statut psychologique de l'animal. Parfois, l’utilisation de médicaments est nécessaire pour atténuer son anxiété ou pour soigner d’autres maladies concomitantes qui pourraient exacerber sa détresse et donc sa stéréotypie.

Revenons-en à Luna, qui arrive en juin 2017 au sanctuaire, et découvre pour la première fois son nouvel enclos, plus que spacieux, et gigantesque par rapport à son précédent logement. Cet environnement lui permet d’exprimer bon nombre de ses comportements naturels et est l’enrichissement le plus abouti du sanctuaire. Elle y apprend à utiliser les arbres comme des grattoirs à dos géant (oui, oui, les ours font ça pour de vrai !), la piscine comme une intarissable source de jeux, le sol comme un terrain géant de construction (bon les premières tanières creusées n’étaient pas très concluantes et quelques effondrements ont été recensés, mais ses talents d’architecte se sont vite développés, elle a même pu hiberner dans une de ses propres créations en hiver dernier !).

Tanière creusée par un ours au pied d'un arbre.

Cependant, comme dans toutes les pathologies comportementales, les habitudes ont la vie dure, et au moindre moment de stress ou d’ennui, elle recommence à faire les cent pas ou à se lécher les pattes. Afin de la garder occupée et de casser la routine de ses journées, l’équipe des soigneurs a mis en place de nombreux autres enrichissements. Selon les jours, ils peuvent être de nature olfactive : du parfum ou des épices sont mis à certains endroits de l’enclos ou dans des boites en carton. Les ours, qui ont un odorat très développé, passent une bonne partie de la journée à sentir et se frotter contre ces odeurs. De nature alimentaire : ils peuvent être très simples et consister à cacher de la nourriture dans des recoins de l’enclos ou au niveau des points d’eau (bien vérifier avant que l’aliment flotte !), ou plus complexes et demander un peu plus d’ingéniosité... Ces derniers, de fabrication artisanale, sont des distributeurs de nourriture qu’il faut renverser, basculer, secouer afin de récupérer les fruits ou les croquettes placés dedans. On peut aussi leur distribuer des blocs de glace contenant des fruits et des légumes (j’avais posté, il y a quelques jours, des photos de ces fameuses "glaces" pour ours) ou des demi pastèques surgelées, ils en raffolent ! Il existe une infinité d’enrichissements alimentaires, la seule limite étant la créativité des soigneurs ! Enfin, la dernière catégorie relève plutôt du tactile. De la paille ou des copeaux sont mis à disposition des animaux. Ils adorent faire les fous et se rouler dedans ! Des boites en cartons peuvent aussi les amuser pendant de nombreuses minutes (et oui !.. les chats n’ont pas le monopole des boites en carton !), et si en plus on met de la paille et de la nourriture dedans, c’est le combo gagnant, ça les garde occupés pendant des heures !

Pavle inspecte minutieusement un carton rempli de paille dans laquelle sont cachées des prunes.

Luna doit "cueillir" les aliments placés le long de la corde. Comme tout enfant difficile, elle a tendance à manger les fruits et laisser les légumes...

Masha s'amuse avec un carton qu'elle a pris avec elle dans la piscine (je te raconte pas pour nettoyer tout ça après...) pendant qu'Otto est occupé à sortir les croquettes d'une balle percée d'un petit trou.

Un des enrichissements préférés de Michal est cette planche en bois dans laquelle on place de la nourriture, pas toujours facile de récupérer un œuf coincé dans un trou...

Grâce à toutes ces activités, Luna va de mieux en mieux, elle présente encore parfois des phases de stéréotypie, mais elles sont beaucoup moins fréquentes qu’à son arrivée. Il est important de garder à l’esprit que, dans son cas, son sevrage précoce peut aussi être la cause de certains de ses comportements anormaux.

J’ai choisi de te raconter l’histoire de Luna, mais sache que chaque ours ici a une histoire similaire. Le parc d’attraction était pour certains un zoo, un cirque, un jardin de particulier ou encore un restaurant (je ne connaissais pas non plus le concept d’ours dans un restaurant avant d’arriver à Müritz...) ; tous ont des séquelles comportementales qu’il faut essayer de gérer du mieux possible. L’enrichissement seul n’a pas pour vocation de les guérir, simplement de les stimuler au cours de la journée afin de rendre leur vie en captivité plus épanouissante. L’idéal étant bien sûr de leur proposer ce type d’activités en prévention d’apparition de troubles du comportement ou d’autres pathologies liées au manque d'exercice et à l’ennui.

Au sanctuaire, tous les pensionnaires bénéficient d'enrichissements quotidiens, et crois moi, ils ont plutôt l’air d’apprécier !

Luna <3